POLITIQUE

JUIN 2012
 
L'assemblée de Corse a fait du dossier violence l'une des priorités stratégiques de la mandature en cours.

L'assemblée de Corse a fait du dossier violence l'une des priorités stratégiques de la mandature en cours. Sous la pression de la conjoncture. Car il y a des mécanismes infernaux à enrayer. Les élus en conviennent : la liste des meurtres, clés de voûte de la dérive et des tensions, s'étoffe de semaine en semaine. Ils se trouvent aux prises avec une nécessité : susciter une mobilisation avant de clore un chapitre. Dominique Bucchini, président de l'assemblée de Corse, s'est inquiété tout haut de la situation. Malgré le scepticisme ambiant, il a pris l'initiative de créer la commission violence. Dans le même élan il a fixé les objectifs à atteindre : « Un sursaut est indispensable pour faire évoluer les mentalités et remettre en question les principes mêmes de vengeance qui nous identifient aux sociétés archaïques. La culture des armes est une culture de mort que nous devons effacer de manière définitive de notre patrimoine ».

Comprendre avant d'agir

Mais contrer puis éradiquer la violence impose d'abord la comprendre. Le pas de la connaissance est désormais franchi avec le premier projet de rapport d'étape. Le document résulte d'une série de réunions avec les représentants du Conseil intercommunal de sécurité et de prévention de la délinquance (CISPD), de l'État s'agissant de prévention, de sécurité et de lutte contre les violences dans l'île, d'historiens de sociologues, de membres du collectif « Corte 96 », de Joselyne Fazi et d'Ange-Pierre Vivoni, présidents des associations des maires de Corse-du-Sud et de Haute-Corse.

La réflexion projettera d'emblée dans les siècles passés. L'histoire, ses chaos, ses errements destructeurs, ont miné la communauté, comme les autres communautés méditerranéennes d'ailleurs. Le dispositif a créé des accoutumances et à rendu parfois l'excès banal. C'est une certitude : « De façon générale, la société insulaire aura longtemps dû composer avec un environnement mal sécurisé, des institutions de police et de justice aussi arbitraires qu'inefficaces - y compris en matière répressive - et par conséquent illégitimes aux yeux de la population ». Le malaise est chronique. Il s'accommode d'apologies douteuses ou plutôt de « quelques mythes complaisants - parfois même glorificateurs » et s'accompagne « d'un décalage culturel persistant entre l'île et les institutions centrales. »

La seconde guerre mondiale est un alibi de plus. Le conflit débouchera sur « une confrontation brutale avec le modèle économique dominant. » Le choc, de l'avis des analystes, entraînera « des modifications des équilibres économiques, touristiques et agricoles traditionnels ». La rupture affecte aussi « le système politique et les rapports générationnels ».

Un phénomène cyclique

Le contexte se tend et s'assimile « à une crise très mal gérée par un pouvoir encore trop centralisé à l'époque ». Les problèmes sociaux prennent peu à peu une coloration politique, « au prix d'affrontements violents et destructeurs. »

Un autre repère correspond à « une décennie marquée par l'assassinat du préfet de Corse et par une série d'homicides perpétrés contre des personnalités publiques ». L'épisode sera relayé par une période d'apaisement, caractérisée par une diminution sensible du nombre d'attentats « tandis qu'au niveau de la violence ordinaire la Corse semblait, relativement mieux préservée qu'ailleurs ».

Les transgressions en tous genres connaissent une éclipse relative de quelques années avant de ressurgir. Elles fonctionnent par cycle. Par conséquent l'île évolue dans un contexte où rien n'est vraiment stable. Ni la dégradation du modèle, ni son redressement. Celui-ci est toutefois indissociable d'un nouveau pacte criminel. « Les actions spectaculaires révèlent une dérive préoccupante », résument les rédacteurs du rapport. Au XXIe siècle, « plusieurs élus locaux ont été assassinés ; les modes opératoires s'avèrent de plus en plus brutaux », estime-t-on. On tue, « en plein jour, dans les lieux publics ».

La méthode se recentre sur l'audace et la « mise en danger des passants ou des familles des victimes, y compris lorsqu'il s'agit de jeunes enfants ». Le fond de l'air est rouge sang. Il est aussi plombé « par le sentiment insupportable que l'on peut en Corse tuer très facilement, en quasi-impunité, au mépris de la vie humaine et des valeurs les plus élémentaires ». Les tendances économiques et sociales à l'œuvre - individualisme et consommation à outrance - font des remous. De l'avis général, il y a un « contexte défavorable et inédit » qui joue la violence contre un avenir serein.

L'île comme bien d'autres régions serait tombée dans le panneau de l'exaltation « de l'argent et de la réussite matérielle, du 'tout, tout de suite', incitant chacun à rechercher un profit immédiat et maximum ».

Précarité... et grande criminalité

L'appât du gain est attisé par « la spéculation immobilière exacerbée au point de représenter un mode d'enrichissement facile et sans précédent ». La dérive, selon les auteurs du rapport, est un reflet du temps parce qu'elle s'arrime à une consommation de drogue et à un alcoolisme accru, « à un certain tourisme estival » porteur de nuisances. La géographie laisse l'impression d'un carcan. Une situation « au carrefour des voies d'acheminement du trafic » accélère le rythme criminel. La perversité du mécanisme se loge également dans la misère humaine illustrée par « une augmentation significative de la précarité et cela, alors que les inégalités de revenu se sont accentuées au point d'occuper le deuxième rang national ».

Les divers processus de désocialisation à l'œuvre donnent de l'amplitude au phénomène.

La violence a ses autres raisons telles que la recrudescence du chômage, « le taux particulièrement élevé d'échec scolaire ou de déficit en qualification professionnelle », associé à des « valeurs collectives et des solidarités traditionnelles » désormais brouillées. C'est la logique de la crise, de la dégradation constante et profonde du tissu social, qui atteint son paroxysme sous l'effet « de la grande criminalité, une des réalités ancrées en Corse depuis longtemps », assure-t-on. Celle-ci a façonné un espace à deux positions, et à deux raisons d'appuyer sur la détente, « avec d'une part les bandes les mieux organisées qui s'affrontent afin de renforcer leur intégration à la fois dans l'économie locale et dans les circuits internationaux et d'autre part les convoitises et les rivalités individuelles susceptibles de déchaîner des accès de sauvagerie incontrôlable. »

La stratégie a ses règles : « les menaces, les pressions et les intimidations en tous genres comme en témoignent les agressions subies par de multiples élus locaux ».

Pour remédier aux maux insulaires, agir sur « trois domaines majeurs » s'impose. Le moment est venu d'un « changement au niveau des cadres d'intervention publics que l'augmentation exponentielle des enjeux financiers est en train de déborder », assure-t-on. Les participants au débat préconisent « une définition des normes d'exploitation des sols, stables et rigoureuses, de façon à réduire, en priorité les marges d'adaptation locales, entre autres, ainsi que de nouveaux modes de régulation publique des marchés du foncier et du logement ».

Réguler le marché du foncier

Les réformes envisagées pourraient bénéficier de la réflexion menée à l'occasion des Assisses du foncier et du logement. Les différentes pistes étudiées renvoient à la définition de minima, concernant la densification de l'habitat, la consommation de l'espace avant l'ouverture de nouveaux droits à construire, la production de logements sociaux sur des territoires à forte connotation saisonnière.

Des mesures fiscales spécifiques appliquées aux zones reclassées à l'urbanisation, des quotas maximum de résidences secondaires en certains points sensibles constitueraient des outils efficaces. Un Padduc « renforcé », des prises de position politiques concernant « le statut de résident ou encore de citoyenneté » représentent autant d'orientations possibles. Dans une Corse sous pression, il s'agit de repenser le foncier et de refuser l'emprise de l'argent sale sur l'économie. D'autant que la faiblesse insulaire est bien là, dans la multiplication « des zones grises au sein desquelles la distinction entre activités propres et activités criminelles est de moins en moins établie ».

Les acteurs du blanchiment de capitaux ont identifié de grandes causes à l'échelon local. « Plusieurs secteurs à forte rentabilité ont en Corse un potentiel avéré, qu'il s'agisse de tourisme, d'immobilier, de commerce de luxe, de traitement des déchets », analyse-t-on.

La tentation de « la prise de contrôle » est grande. D'autant que « la persistance de la crise financière », encourage a ne pas être trop regardant lorsqu'une manne se profile. Surtout lorsqu'on est « une petite entreprise à la recherche de sources de crédit alternatives. » La menace vient des voisins, c'est-à-dire « des régions connues comme autant de plaques tournantes de circuits mafieux - du blanchiment de capitaux, au trafic de drogue. Ce qui nous amène à nous interroger sur d'éventuelles retombées collatérales dans l'île ». En outre, les « systèmes criminels » manifestent une appétence certaine pour les subventions et pour les marchés publics.

Alors, on lorgne vers les maîtres d'ouvrage, comme les collectivités, et les administrations publiques. En somme, on va là ou est le pactole, de préférence en faisant les yeux doux. Dans l'île, le penchant est structuré par « le poids des financements mobilisés par l'Union européenne, l'État, la CTC et les grandes collectivités dans l'économie insulaire. »

Une cour territoriale des comptes

Les rédacteurs du rapport en appellent « à la plus grande vigilance ». À cette consigne de bon sens, il manque des indicateurs. « C'est pourquoi, la commission a retenu trois axes de proposition. » Le premier, l'équivalent d'un diagnostic, reviendra à « identifier l'exposition réelle de la Corse à l'égard de la criminalité internationale ». Dans un second temps, l'instance privilégie « l'évaluation des services policiers ou judiciaires déployés dans l'île ». Enfin, il faut se donner les moyens de « renforcer la transparence dans l'emploi et la gestion des moyens publics. »

La concrétisation des bonnes intentions pourrait dépendre, pour partie, de la création d'une « cour territoriale des comptes et de l'évaluation placée sous la tutelle de la CTC ». La détection s'organise du côté des personnels. Un élu, un agent des collectivités averti en vaut deux. Alors les responsables insulaires tiennent à mener une politique de formation efficace. L'hypothèse posée se confond avec « un programme spécifique sur les risques d'accès de l'économie criminelle aux financements publics susceptible d'être proposé courant 2012 au Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT). »

L'offensive exige aussi « un appui moral, matériel et politique à l'égard des entrepreneurs victimes de tentatives d'extorsions de fonds ». En parallèle, il est urgent d'enrayer la spirale dépressive et de combler la fracture sociale. Le chantier est destiné à « réduire les risques de dérive individuelle ». Le salut par le progrès social et par l'éducation. À cet égard, la commission compte sur une « Charte de la précarité en Corse », sur un plan académique pluriannuel « assorti des moyens pédagogiques nécessaires », sur l'annualisation des emplois saisonniers, par exemple.

La diversification des secteurs d'activité, de besoins prioritaires satisfaits « favorisera l'épanouissement culturel et sportif de chacun, tout en rééquilibrant les écarts de revenu ».

Les frustrations s'estompent et avec elles l'agressivité. Du moins en théorie. Au-delà, l'intensification des campagnes antidrogue, l'amélioration du traitement de la petite délinquance et des incivilités, comme la valorisation des bons exemples donneront un tour plus vertueux à la société. Les membres de la commission se sont aussi interrogés sur une image à corriger. Il sera nécessaire de tailler dans un certain nombre de clichés véhiculés par des campagnes médias et des créations cinématographiques. Une autre solution radicale est de s'extraire du piège du fatalisme. Car on choisit ou non de construire un avenir meilleur.

La commission sait dans quelle direction aller. Il reste à présent à passer à l'action de façon claire et précise.

 

 

L'école et l'université pourraient être mises à contribution, à travers l'élaboration de projets d'études. Dans la salle de cours, il sera question de légalité, d'éthique publique et de civisme.

Prochaine étape : les « États généraux contre la violence » toujours sur le mode de la réflexion. La tactique vise à élargir le cercle des penseurs, en rassemblant « membres de la société civile, élus locaux, magistrats, responsable de la sécurité, personnalités nationales et européennes ».

La violence politique a eu son heure. Elle est désormais reléguée au statut de « problème ancien », supplantée par des « menaces criminelles émergentes ».

Durant la décennie écoulée, les services de l'État ont recensé 224 homicides et 156 tentatives. Ce qui équivaut à une moyenne annuelle de 22 homicides et « positionne notre île en tête des régions européennes ». Toutes proportions gardées.

Car il y a pire que la Corse. L'étau de la petite délinquance s'est davantage resserré dans « nombre de régions sur le continent et dans les pays voisins. Ainsi, « les taux de cambriolage, de vols et d'incivilités demeurent bien inférieurs à ceux relevés sur le continent, en dépit d'une augmentation de la population saisonnière ».

Alors que dans le même temps, « l'île parvient à conserver une identité culturelle, quelques valeurs humaines et des solidarités de proximité qui l'aident à gérer ce type de situation ». Un peu d'optimisme dans un monde hors de contrôle. La trajectoire positive manque toutefois de consistance, sur le long terme. Les rédacteurs font porter l'accent sur « des évolutions potentielles non négligeables ». Différents facteurs doivent être pris en compte, comme « le rôle d'entraînement de la criminalité organisée, le taux élevé de résidences secondaires vides et les besoins immédiats d'argent pour acheter des produits stupéfiants, sans exclure l'absence durable de solutions d'insertion ».

http://www.corsematin.com/article/la-commission-violence-mise-en-place-a-leche.692277.html